Et si on renouait avec la terre crue? avec Terrio (France).

Vincent-Pierre Freudenreich et Bastien Neufeind, fondateurs de Terrio © Terrio

Révolutionner le monde de la construction avec des blocs de pisé en terre crue.

Animés par l’envie de créer localement des emplois qui font du sens, Vincent-Pierre Freudenreich et Bastien Neufeind ont fondé Terrio en mai 2022 avec l’ambition de réhabiliter la terre crue comme un matériau essentiel de la construction. A Lyon, le duo développe des blocs de pisé préfabriqués qui sont livrés sur chantier, prêts à l’emploi.

La terre crue, avec son faible impact environnemental et ses fortes qualités techniques, pourrait en effet jouer un rôle important dans la décarbonation de l’immobilier et l’adaptation de nos bâtiments à l’urgence climatique.

La construction en terre crue est une évidence dans le monde entier et ce, depuis des millénaires.

Le plus vieux matériau de construction.

La terre crue est un matériau de construction ancestral qui a traversé les âges. Que ce soit la Grande Muraille de Chine, la forteresse de l’Alhambra en Espagne ou la Grande Mosquée de Djenné au Mali, nombreux sont les monuments et les sites archéologiques ayant été construits entièrement ou en partie en terre crue.

Les habitants de la vallée du Wadi Hadramaout, au Yémen, ont même bâti il y a 500 ans une cité de gratte-ciels en terre crue du nom de Shibam, qui est toujours debout de nos jours – preuve de la solidité du matériau !

Shibam, Yemen © iStock

Au-delà des monuments et des sites archéologiques, la terre crue est le matériau de la vie de tous les jours : entre 40 à 50% de la population mondiale vit aujourd’hui dans des habitats construits en terre crue1.

C'est également le cas en Europe et en France !

Quand on pense maisons en terre, notre imaginaire nous emmène tout de suite en Amérique Latine ou en Afrique. On a pourtant la mémoire courte. En effet, la terre a aussi été massivement utilisée en Europe pour bâtir nos villes et nos immeubles, et ce jusque dans les années 1950.

On retrouve en France un patrimoine conséquent de constructions en terre, notamment en pisé. Avant 1950, jusqu’à 80% des bâtiments construits dans la Drôme et dans l’Isère étaient réalisés de la sorte!

A Lyon, une grande partie des immeubles de 5 à 6 étages de la Croix Rousse est construite en terre, en particulier les murs de refends et les pignons2. Le secret est bien gardé et ce n’est qu’au moment de rénovations lourdes que les résidents le découvrent – souvent très surpris de réaliser que ce matériau qui semble si fragile est en fait parfaitement solide !

Pourquoi avons-nous oublié la terre ?

La terre crue comme matériau de construction est souvent restée invisible car elle a été masquée – recouverte par exemple d’enduit pour la protéger des agressions extérieures comme l’eau de ruissellement – ou mélangée à d’autres matériaux.

Mais c’est surtout l’avènement du béton – notamment à partir des années 1950 – qui va précipiter la fin de l’utilisation de la terre crue et la perte du savoir-faire (a minima en France et en Europe). A ce moment, le béton – grâce à ses qualités techniques indéniables – devient un matériau « magique » qui permet de construire rapidement, de manière industrielle et à moindre frais grâce à une énergie fossile abondante et peu chère.  

Il est grand temps de ressortir la terre des oubliettes.

Face au défi climatique, la terre peut être un allié majeur.

En tant que matériau géo-sourcé, la terre crue représente une alternative bas-carbone aux matériaux conventionnels comme le béton. Pour rappel le béton c’est 7% des émissions mondiales de CO2, si c’était un pays ce serait le 3e émetteur de carbone. Vous pouvez lire à ce propos l’article d’Act for real sur le béton ici

Mais, au juste, en quoi la terre crue est-elle bas-carbone ?

  • Peu de transports : la terre crue est une ressource extraite localement, présente partout et en abondance.
  • Pas ou peu de transformation : en fonction des techniques, la terre est obtenue en mélangeant du sable, de l’argile et des graviers. Très souvent, la composition naturelle de la terre extraite sur place est déjà satisfaisante sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter de l’argile ou du sable.
  • Pas de cuisson : la terre crue est comprimée et/ou séchée pour en faire un matériau de construction.
  • Réemployable à l’infini : tant qu’elle n’est pas stabilisée, c’est-à-dire qu’elle ne contient pas de liant comme de la chaux ou du ciment, la terre crue peut à tout moment retrouver son état d’origine et être réemployée pour fabriquer de nouveaux matériaux en terre crue.

C’est aussi un matériau low-tech qui garde la fraîcheur.

Pas besoin d’années de R&D, la terre crue est finalement un matériau low-tech qui dispose de caractéristiques techniques indéniables en particulier : une très bonne résistance au feu et une isolation acoustique et thermique performante.

Du fait de son inertie thermique, la terre crue est un matériau particulièrement pertinent pour rafraichir nos villes dans un climat qui se réchauffe. Les propriétés rafraichissantes de la terre sont d’ailleurs bien connues dans les pays traditionnellement chauds. On pense par exemple aux ksars au Sud du Maroc : des villages construits entièrement en pisé.

Ksar d’Ait Ben Haddou © iStock

Dans ce cas, pourquoi ne remplacerait-on pas tout simplement le béton par la terre ?

Malheureusement c’est un tout petit plus compliqué que ça, construire en terre crue ce n’est pas juste remplacer un matériau par un autre.

Il n’y a pas vraiment de notice d’utilisation pour utiliser la terre. Tout repose sur un savoir-faire qui a été largement perdu au cours des dernières décennies, que ce soit pour le mélange – la qualité de la terre, sa composition, la quantité et la qualité de ce composant magique qu’est l’argile et qui agit comme liant, la teneur en sable, le taux d’humidité, le séchage – ou les modalités d’applications – les méthodes, les outils etc.

Bonnes bottes, bon chapeau.

Chez les terreux, il y a une règle d’or : « bonnes bottes bon chapeau ». On a tous déjà vu notre château de sable s’effondrer car on l’avait construit un peu trop proche de la mer… La terre craint l’eau. Par conséquent, on évitera de l’utiliser au sol ou en infrastructure, au contact de l’eau, et on prévoira des « bonnes bottes » c’est-à-dire une structure permettant d’éviter la remontée par capillarité de l’eau vers les éléments en terre. On prévoira aussi un « bon chapeau » pour la protéger de la pluie et des ruissellements.

Le deuxième gros défaut de la terre c’est sa fragilité en cas de séismes.  En bref, la terre crue ne peut pas s’appliquer partout, en particulier pas dans des contextes où elle pourrait être particulièrement fragilisée – au contact de l’eau ou en structure porteuse dans des régions à risque sismique.

Ça ressemble à quoi, la construction en terre ?

Derrière le terme « construction en terre », se cache en réalité une variété de méthodes de construction.

Éliminons tout d’abord un premier faux-ami : on parle bien ici de terre crue, c’est-à-dire des matériaux en terre qui ne subissent pas de cuisson, à l’inverse des briques de terre cuite, qui ont été par exemple très largement utilisées pour construire les villes du Nord de l’Europe : Lille, Londres, Amsterdam…  La cuisson des briques de terre cuite à 1200 degrés est source d’émissions de CO2 et leur réemploi en fin de vie n’est a priori pas possible en l’état, ces dernières devant être concassées et broyées.

Revenons à la terre crue : si on ne la cuit pas, comment fait-on pour en faire un matériau solide qui dure dans le temps ? Différentes techniques existent, combinant la compression et le séchage de la terre, pour des usages et rendus différents.

Techniques de construction en terre crue © Amaco, Le Moniteur, Saint Gobain, Build Green, 

  • Le pisé: la terre est comprimée en grands blocs dans des coffrages (les banches).
  • Les briques de terre comprimées : la terre est comprimée sous forme de briques qui sont ensuite séchées puis utilisées en maçonnerie « comme » des parpaings.
  • L’adobe: l’argile et le sable sont mélangés à une faible quantité de paille hachée, et le tout est séché au soleil sous forme de briques.
  • La bauge: la terre crue mélangée à de l’eau est empilée en couches, sans coffrage pour construire des murs massifs, qui sont ensuite séchés à l’air libre.

Enfin, la terre crue peut être utilisée en enduit comme le torchis.

Un intérêt grandissant pour la terre crue.

Forte de ses qualités techniques et de son faible impact environnemental, la terre crue trouve depuis quelques années un intérêt grandissant. Vincent-Pierre et Bastien l’observent aussi chez Terrio. De plus en plus de prescripteurs et d’architectes souhaitent désormais intégrer la terre crue à leurs ouvrages.

En France, un des premiers ouvrages récents à avoir remis au gout du jour la terre crue est le Conservatoire Européen des Échantillons de Sols (CEES) au sud d’Orléans3, livré en 2014. Porté par l’INRAE, le bâtiment a été largement réalisé en pisé de terre.  

Conservatoire Européen des Échantillons de Sols à Orléans, France © Paul Kozlowski

Terrio : miser sur les blocs de pisé préfabriqués.

Si la terre crue connait un engouement grandissant, son application reste encore difficile à cause de 3 facteurs :

  • Une capacité productive limitée, les acteurs les plus avancés sur ce point en France étant Briques Technic Concept à Toulouse et Fabrique Cycle Terre à Sevran.
  • Une mise en œuvre délicate, qui nécessite du savoir-faire et un personnel qualifié – deux éléments que nous avons perdus au cours des dernières décennies.
  • Des contraintes réglementaires – souvent même l’absence d’autorisations techniques – qui limitent l’utilisation des matériaux en terre.

Par conséquent, les maitres d’ouvrages et bureaux de contrôle sont encore frileux par rapport à l’utilisation de la terre crue, qui représente par ailleurs souvent un surcoût non négligeable en comparaison de matériaux conventionnels.

L’ambition de Terrio est de rendre accessible la construction en terre crue et de la déployer à grande échelle. Pour ce faire, le duo lyonnais prend le parti de l’industrialisation en misant sur la production de blocs de pisé préfabriqués.

Pourquoi le pisé ? Aussi appelée « béton de terre », cette technique de construction est particulièrement intéressante car elle se rapproche de la méthode utilisée pour couler le béton banché : la terre est déversée dans un coffrage par couches successives d’une vingtaine de centimètres puis tassée jusqu’à réaliser des murs ou blocs épais de 40 à 60 cm d’épaisseur. En préfabriquant le pisé, il est possible de réaliser des blocs aux dimensions standardisées qui sont livrés directement sur chantier. 

Apprendre en faisant : la méthode « lean » de Terrio.

Façade du projet pour Seine Ouest et Patrimoine à Boulogne © Terrio

En mai 2023, alors que Terrio souffle sa première bougie, c’est à Boulogne que je rencontre Vincent-Pierre sur l’un de ses premiers chantiers : la pose d’une façade en pisé préfabriqué Terrio sur un immeuble résidentiel en construction pour le compte de Seine Ouest Habitat et Patrimoine.

Monter une chaine de production, sortir des premiers blocs de pisé, trouver les premiers clients et s’entourer de professionnels qualifiés qui sauront monter une façade en pisé. Tout cela en seulement un an. La rapidité d’exécution chez Terrio ne laisse pas indifférent ! Derrière cette force de frappe, se dessine une méthodologie bien connue du monde de l’entrepreneuriat : la méthode « lean ».

Cette méthode, mise en œuvre par Terrio, est finalement assez simple et évidente : il s’agit de tester son produit très tôt dans la vie réelle puis de l’ajuster constamment en fonction des retours d’expériences. « On apprendra toujours plus en faisant, en étant sur le terrain, plutôt qu’en restant dans notre labo ».

Apprendre sur les « petits projets ».

Si le travail en laboratoire est nécessaire et les compétences techniques cruciales – Terrio s’appuyant d’ailleurs en interne sur un chercheur en géotechnique et un ingénieur en structure ayant fait ses gammes chez Amaco4, la référence française en matière de construction en terre crue – les Lyonnais s’attellent aujourd’hui à travailler sur des « petits projets », sans contraintes techniques ni réglementaires majeures.

Objectif de cette première étape : emmagasiner des connaissances pour améliorer les blocs de pisé, perfectionner leur installation, gagner en efficacité et en productivité. Pour ces « petits projets » Terrio se concentre sur des cloisons intérieures sans contraintes structurelles ou des petits bâtiments comme des locaux à vélo ou des extensions de maisons individuelles… L’entreprise ne travaille à ce stade qu’avec des prescripteurs convaincus par la terre crue ; certains ayant même parfois déjà un peu d’expérience avec ce matériau. C’est le cas du cabinet d’architecture Déchelette qui réalise à Boulogne son deuxième chantier en pisé.

Autre point non négligeable : au bout d’un an, Terrio a déjà trouvé des clients, dégage des revenus, le tout avec un investissement initial très limité.   

Passer à l’échelle.

Avant de déployer le pisé à grande échelle, il faudra d’abord répondre aux interrogations des uns et des autres quant à son utilisation en construction.

Ces interrogations sont diverses : quid de la mise en œuvre et de l’esthétisme pour les architectes, de l’assurabilité, de la durabilité et du coût chez les maitres d’ouvrages ou encore des risques techniques chez les bureaux d’études. Terrio entend s’appuyer sur les succès des petits projets précédents pour lever ces freins et instaurer la confiance.

En parallèle, il faudra augmenter la capacité de l’outil industriel pour se préparer à produire davantage – acheter des machines plus grosses, développer des outils, améliorer le process industriel – et obtenir des autorisations techniques. Un passage à l’échelle qui se dessine dans les prochains mois, et qui pourrait passer par une levée de fonds. Affaire à suivre donc !

Références de l'article